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LE DOUBLE

Cette adaptation du deuxième ouvrage de Dostoïevski, Le Double, est un projet auquel je pense depuis plus de 20 ans !
Ce qui m’a toujours passionné dans « Le Double » de Dostoïevski c’est la combinaison du tragique et du comique. Le petit fonctionnaire Goliadkine dans ses magnifiques monologues prête à rire et à pleurer. On a véritablement affaire à un personnage de théâtre, bien vivant, qui exprime son mal être, sa solitude, sa mesquinerie et sa frustration dans une superbe langue, très proche de l’oralité, très bien rendue par le traducteur.
Dostoïevski est aussi un romancier et il ne se prive pas de le montrer par de très belles descriptions sonores et visuelles comme l’orage sur St Pétersbourg qui surprend le pauvre Goliadkine chassé de la fête donnée par le conseiller d’état Olsoufi Bérendéiev. Ce qu’on essaiera de rendre par un film très musical. C’est dans ce déluge d’images et de bruits que Goliadkine, tout près du suicide, rencontre son double .

Fidèle à mes travaux précédents, le film va une nouvelle fois rencontrer le cinéma. Le cinéma que je mêle depuis toujours au théâtre offre dans cette perspective un double aspect : celui de représenter à la fois le réel et le rêve.

Le monde de Goliadkine est effectivement beaucoup un monde de fantasmes . Godliadkine se construit sa propre réalité et la provoque d’une certaine façon pour après s’en plaindre. Il veut entrer « dans ce film-là » celui de la haute société où sait si bien évoluer son double. Il dénigre la facilité, l’habileté, la duplicité de « l’intrigant » tout en l’enviant car lui ne sait pas s’y prendre.
Goliadkine a ainsi son double à l’écran, un double qui est Dostoïevski lui-même qui s’amuse de son personnage, le commente, le désavoue, le ridiculise et parfois l’étreint comme un frère. Nous sommes tous un peu des « Goliadkine » souffrant de ne pas être reconnus, de ne pas être à notre place.

Sur la scène, le même comédien interprètera Goliadkine et son double.
Ce qui est fascinant (on l’espère pour le spectateur) et exaltant pour le comédien c’est de donner à voir l’invisible. Faire exister par la force du regard, la précision du geste une personne absente. La confrontation entre les deux personnages doit faire illusion. Comment remplir le vide, lui donner vie ? Des questions troublantes et passionnantes pour un comédien et un metteur en scène.

L’action principale est la relation entre le petit fonctionnaire et son double ; j’ai ainsi éliminé les diverses lettres échangées et réduit le nombre des protagonistes. Parmi eux, j’ai privilégié Guérassimytch, le vieux serviteur du Conseiller d’État. Il est la figure paternelle qui se penche avec tendresse sur les désarrois du petit fonctionnaire, rêveur, solitaire et tragiquement comique.

L’autre grande question que soulève l’ouvrage est celle de son ambiguïté. Est-ce un récit fantastique ou une hallucination ? Ce récit a donné lieu à de multiples interprétations contradictoires. C’est un des ouvrages de Dostoïevski les plus commentés.
Dostoïevski lui-même, semble en effet ne pas avoir choisi.
Une troisième option pouvant être celle d’être « un grand rêve »
C’est celle que j’ai choisie.

Henri Gruvman

ÊTRE VIVANT – Paroles des oiseaux de la terre

Au lever du jour, une cabane nomade est arrivée sur le plateau du théâtre et semble s’animer toute seule. Des poules entrent en scène. La clowne Fourmi est juste là pour les accompagner. Elles ont quelque chose d’essentiel à partager avec le public. Fourmi ne sait pas comment cela va se manifester, ni à quel moment. Dans cette attente, Fourmi trouve des espaces de parole pour raconter son histoire et partager avec les poules de surprenants moments de vie et de jeux. Ouvrant un espace sonore drôle, et intriguant, elle dialogue avec elles pour questionner notre monde, tout en questionnant le leur et le regard que nous leur portons. Chaque instant devient précieux. Nous sommes suspendus à ces petits êtres à la présence étonnante sur scène, qui nous touchent, nous surprennent, nous questionnent. Et on ne sait jamais vraiment comment ça va se passer… Fourmi fait le lien entre le monde humain et le monde animal, entre le plateau et le public. Par sa sensibilité, elle témoigne d’un lien d’affection, de leurs chemins respectifs qui se croisent et font écho au monde actuel. Une façon de porter un regard d’égalité, loin des préjugés. Il ne s’agit pas de « dressage », mais de collaboration. Tout est basé sur le plaisir que les poules peuvent éprouver au travers de la relation avec l’humain, et parle jeu. Nous nous adaptons à leurs rythmes et à leurs envies, à leur personnalité. C’est par un lien de confiance mutuelle, et de respect profond tout en privilégiant leur bien-être que nous arrivons à œuvrer ensemble. A partir d’un texte de François Cervantès, et faisant suite à une fructueuse collaboration avec Catherine Germain et Emmanuel Dariès, cette création laisse le « vivant » s’épanouir sur le plateau, avec toutes ses maladresses, ses imperfections, et ses « coups de théâtre », qui convoquent le rire, et l’étonnement de l’enfance.

QUATRAINS DE LA ROSE

Dans une ambiance tamisée, une douce pénombre favorisant un état méditatif, sur une musique originale de bols chantants, d’envolées cristallines et de grondements doux tels d’infinis et subtils reflets sonores du silence, apparaissent, l’une après l’autre, près de trois cents fleurs. (Les photos sont montées sur support vidéo).
Toutes très différentes, évoquant l’épanouissement comme le fané, le dessèchement comme l’humide, la nature, la féerie, la joie, l’adoration, l’étrange, le craquement et le flamboiement, la nostalgie, la danse, l’espièglerie, l’inquiétant, le jeu…, toutes les dix secondes, sur un espace blanc, un mur lisse, un drap ou un écran, une fleur paraît ; elle, et peut-être son histoire, du moins son rayonnement et surtout sa présence.
Dans cette atmosphère où l’esprit voyage et les sens se nourrissent des parfums musicaux de la beauté, une voix tantôt s’élève, une voix de femme, qui laisse entendre de très courts poèmes, extrêmement rythmés, des quatrains. La nature de ce rythme est si organique qu’elle passe quasi inaperçue tant elle rejoint le souffle et son harmonie primale.
Ce que cette femme dit est l’histoire, par simples bribes et résonances, du corps en sa blessure et d’une rencontre avec les fleurs, la Rose en particulier.
Tantôt vient s’y mêler la voix de l’homme, à laquelle elle s’unit le temps d’un chant.
C’est donc à un véritable bain de beauté, de perceptions et d’expressions mêlées, à un chant plus qu’à un dialogue, que le spectateur est convié.

CONVOCATIONS

« Tous ceux qui survenaient et n’étaient pas moi-même amenaient un à un les morceaux de moi-même »
Cortège, Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913

À l’heure où user de son droit de vote est considéré pour beaucoup comme inutile, et que la conscription appartient déjà au passé, qu’en est-il d’interroger le dernier grand territoire de notre vie démocratique, le dernier grand devoir, qui aujourd’hui est remis en cause par le politique, auquel nous,  citoyens, nous ne pouvons pas nous substituer, lorsque nous sommes appelés pour garantir la vitalité et le bien vivre ensemble dans notre société: Être juré d’assises.
Questionner le sentiment de Justice, qui est le socle, le fondement de ce qui nous unit et qui se fait le garant de la concorde au sein du pacte social, mais qui est également à la source des conflits qui nous opposent et nous divisent. L’idée et la notion de Justice, éminente ou ordinaire, aujourd’hui dans notre quotidien et dans notre société.
C’est à travers quatre journées dans l’intimité de la salle des délibérés que nous créerons différents instantanés de notre époque, interrogeant ainsi sans faux semblant ce rapport à la justice et aux multiples injustices qui en découlent, comme pour mieux témoigner d’un regard sans concession sur notre société et sur nous-mêmes.

« Ne trahir ni les intérêts de l’accusé, ni ceux de la société qui l’accuse »

Nous ne traiterons pas d’une affaire en particulier, mais c’est au coeur de l’intime de ce moment singulier, dans ce lieu secret, la salle des délibérés, où les jurés, pluriels dans leurs horizons, se retrouvent pour partager leurs impressions, juger, établir un verdict et se prononcer sur une sentence, au sein de cet espace intime dont personne ne sait rien et dont eux-mêmes ne peuvent trahir ce qui est dit, que nous les observerons évoluer dans leurs différences, leurs inquiétudes, leurs certitudes, leurs doutes et leurs espérances.
Leur offrant une parole libre qui se fera le témoin et le regard de notre époque. Aidé par une écriture aux dialogues croisés qui par glissements s’étend vers d’autres champs constituant les socles de notre société, élargissant la salle des délibérés à d’autres territoires, où ce sentiment de Justice est constitutif de notre corps social. Transformant ainsi pour quelques instants la salle des délibérés en une salle de classe, un commissariat, un hôpital, un plateau TV, une entreprise, une famille… Jurés, devenant tour à tour policiers, élèves, professeurs, juges, avocats, parents, employeurs, personnalités connues et emblématiques… Multiplicité des regards explorant à travers ces différents prismes nos actes et nos pensées les plus secrètes. Images, nous renvoyant à l’intime de nos consciences et à notre regard sur le monde.
Il ne s’agit pas pour nous de tenter de représenter un procès et le rituel d’un tribunal. C’est à travers ces journées particulières, dans le « off » qui accompagnent les débats, lorsque les jurés se retrouvent en compagnie du juge pour analyser les éléments du dossier en vue des délibérations, que  nous installons notre regard. Un instantané de notre époque, dans ses choix, ses contradictions, ses peurs, ses démons, ses espoirs et ses attentes. Dans ce moment intime où les consciences se heurtent et se doivent, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent aux hommes probes et libres, de se prononcer.