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ANTIGONE

Nous sommes à l’heure des morts. Tous juste le premier matin après la guerre, dont on perçoit encore l’écho lointain. Et il faut réparer, reconstruire, réunir ce que la haine et la peur ont délié et défait. Et dans cette nécessité que tous éprouvent, d’une cérémonie qui fasse se rencontrer dans lemystère les vivants et les morts, il n’y a d’aucune part, individuellement, collectivement, de volonté mauvaise.

À Thèbes, cité dont Œdipe fut le roi.
Créon, oncle d’Œdipe, est le tout-nouveau roi.
Il est le frère de Jocaste, qui fut la mère – et la femme d’Œdipe .
De l’union incestueuse de Jocaste et Œdipe sont nés quatre enfants. Deux garçons, Étéocle et Polynice, et deux filles, Antigone et Ismène.
Lors de l’exil du roi Œdipe il avait été convenu que les deux frères règneraient
alternativement, chacun pendant une année. À la fin de la première année, Étéocle refuse de céder sa place. Polynice rassemble une armée et attaque la cité de Thèbes. Dans cette guerre civile les deux frères s’entre-tuent.
La guerre s’achève, et la pièce commence.
Créon, qui a reçu le pouvoir, décrète que pour avoir pris les armes contre sa propre ville
Polynice devra être laissé sans sépulture.
Antigone brave l’interdit et recouvre le corps de son frère pendant la nuit.
Les débats sont ouverts…
Bien que promise à épouser le fils de Créon, Antigone sera condamnée à être enterrée vivante.

Le texte, composé à partir de plusieurs traductions, ne sera pas intégral.

À l’aube de sa carrière d’écrivain de théâtre, comme il aimait se qualifier lui-même, Michel Vinaver a écrit ces chœurs destinés à être insérés dans la pièce en remplacement de ceux composés par Sophocle.

Il s’agit de six séquences qui jalonnent l’action et la commentent, la questionnent. Propos épars et pourtant cohérents, signifiants, qui naissent au gré de discussions collectives, comme au café, sur une place. Les personnages ne sont pas nommés, ni dénombrés. Les Voix du Monde… Il y a peu à peu comme une magie de la parole quotidienne : c’est tout l’art de Vinaver. Sa musique à lui. Et c’est de cette matrice, de ce peuple d’anonymes que sortiront tous les protagonistes.Ce chœur est constitué par nos contemporains. Ils parlent notre langue d’aujourd’hui,parce que cette histoire nous arrive aujourd’hui.

– La victoire est douce
– Autant que l’alerte a été chaude
– Quelles seront les réjouissances ?
– Convient il vraiment de se réjouir ?
– Oui puisque la ville est sauvée – Mais Étéocle y a laissé sa vie
– Étéocle était un bon roi. Mais un roi meurt, un autre le remplace
– Est-ce vrai qu’Étéocle est mort des mains de son propre frère ?
– Oui et en même temps il l’a tué
– Pourquoi l’autre frère attaquait il les murs de son pays ?
– C’est une honte de porter la guerre contre sa propre ville
– Mais il avait de bonnes raisons
– Il n’y a pas de bonnes raisons pour combattre les siens
– Il suffit de tâter du pouvoir pour y prendre goût
– Mais il y avait un accord entre les deux frères
– Il ne sortira rien de cette victoire
– Sort-il jamais rien de la guerre ? Qui perd veut prendre sa revanche
– Un accord que l’on tient vaut mieux que la plus grande victoire.

…Ce sont les premières paroles… Et en effet nous sommes au premier jour. Après le déluge. Le premier matin du monde. Ou bien son dernier printemps ? On ne sait pas le dire. Le rêve, encore… Le va-et-vient d’une langue à une autre, Vinaver, Sophocle, le collage, pourra en accentuer l’effet. Quelle partie rêve l’autre ? Que la figure exemplaire d’Antigone soit aussi celle qui se détache des autres par la clarté et l’exactitude de sa parole sans appel, et que cette parole finisse par être étouffée : voilà peut-être l’image la plus actuelle de notre tragique humanité.

7 MINUTES (COMITÉ D’USINE)

« Nous voulons être libres, mais nous avons peur de la liberté.
Choisir, décider, est une obligation autant qu’une liberté. »
Stefano Massini

Dix femmes du comité d’usine de Picard & Roche attendent la onzième, leur porte-parole, qui depuis quatre heures négocie leur avenir avec les nouveaux patrons. À son retour, elles doivent voter au nom des deux cents ouvrières et employées qu’elles représentent. La proposition des costards-cravates est simple : si les ouvrières et employées de Picard & Roche acceptent de rogner sept petites minutes sur leur temps de pause du midi, l’usine ne fermera pas, et tous les emplois seront sauvegardés.

S’engage alors un thriller social qui ouvre une double réflexion sur la valeur marchande du travail et la prise de conscience des mécanismes de domination patronale. La proposition des nouveaux repreneurs, si elle semble honorable, impose à ces femmes un choix crucial. Pour sauver l’usine, leurs collègues, et elles-mêmes. À l’euphorie de la bonne nouvelle (l’usine ne ferme pas) succède un échange où chacune prend parti selon sa personnalité, son ancienneté, ses nécessités familiales ou personnelles, et son souci du collectif.

Qu’est-ce que nous sommes tous prêts à accepter pour garder notre boulot ?

C’est Blanche, la porte-parole du comité d’usine, qui pose la question. C’est aux autres, par leur vote, de répondre. Et au public de se faire sa propre idée. Une seule demande, presque anodine, un « pas » vers la direction, en renonçant à moins de la moitié de leur pause, donc à seulement sept minutes. Et seulement une heure pour choisir pour les deux cents employées de l’usine. Un ultimatum.

La pièce haletante de Stefano Massini nous immerge en temps réel dans les étapes tendues d’un cheminement capital. Une partition chorale sur le parcours de chacune vers une pensée commune, qui ouvre une réflexion sur la difficulté d’une démarche en collectif, sur ce que représente le fait de choisir, de se mettre d’accord, de se convaincre, de croire en la parole d’une autre.
Ces femmes sont d’âges et de parcours divers, à des moments différents de leur vie ; chacune appréhende la situation à sa façon. C’est une pièce sur les limites, sur nos marges de renoncement. La pièce propose un théâtre politique, mais pas militant. Parce qu’un comité d’usine n’est pas un syndicat. L’enjeu central n’est pas ici la lutte elle-même, mais le trajet pour aller ou non vers elle.

Ce cheminement de pensée, qui traverse chacune des onze ouvrières et employées de Picard & Roche, en une heure, concentre dans la tension qu’il amène tout ce à quoi il faut renoncer pour avancer ensemble : d’abord, renoncer aux évidences, et consentir à un effort pour que l’usine ne ferme pas. Jusqu’où accepter de se compromettre ?
La structure dramaturgique de ce huis clos nous fait suivre une pensée en mouvement dans un temps donné. Blanche, qui a représenté ce petit groupe durant la longue négociation avec les nouveaux patrons de l’usine, incite ses collègues à prendre le temps de réfléchir à ce que représente cette pause, a priori dérisoire face aux emplois sauvegardés.

Est-ce « un luxe ou un droit ? » demande-t-elle. Ces sept minutes cristallisent un rapport plus global au temps en nous conduisant à considérer ce qui est ou non essentiel. Et affirme aussi que cette même notion du temps joue toujours en faveur des patrons, qui ont les moyens d’attendre, et de faire monter la pression. C’est aussi une guerre d’usure, qui compte sur le découragement des ouvrières, sur le flétrissement de leur engagement.

Olivier Mellor