L’homme d’images fasciné par le livre et la femme de lettres attirée par le cinéma se sont rencontrés un après-midi. Elle lui a envoyé quelques vérités à la figure. Il a encaissé avec humour. Un dialogue passionnant.
Ses grosses lunettes de prof sur le nez, solidement installée derrière son bureau, quelques feuillets disposés devant elle, Marguerite Duras fixe un regard d’examinatrice attentive et froide sur le jeune homme timide qui vient se soumettre à un interrogatoire sans complaisance: Jean-Luc Godard se prépare à s’expliquer, entre autres, sur son dernier film, Soigne ta droite, mais aussi sur le cinéma en général, la littérature, la politique, la télévision…
L’élève Godard s’assied donc sur le bout de son siège, les yeux baissés et le sourire crispé. Il sait ou devine que le professeur Duras ne sera pas vraiment tendre avec lui, qu’elle s’apprête à passer au crible de sa redoutable intelligence la » copie » qu’il lui a remise. De fait, il va être servi!
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Extrait de la Critique du Journal Le Monde, autour de l’entretien filmé de «Godard-Duras » en 1987, dont est tiré le spectacle
Tout parait bien commencer, pourtant. » Ton film est très beau « , lui dit Marguerite. Tiens ! elle le tutoie. Cela fait cinq ans qu’ils ne se sont pas vus, mais ils s’estiment et même — on l’apprendra par la suite — se sentent assez proches l’un de l’autre, comme l’est souvent l’élève doué de sa maitresse. Il remercie, ému : » Tu sais bien dire du bien des choses. Moi, je ne sais bien dire que du mal « . Mais il ne perd rien pour attendre : pour dire du mal, elle s’y connait aussi. » Je ne vois pas chaque fois la raison d’être du texte « , dit-elle. Puis elle y va carrément : il aurait mieux fait de faire un film muet, avec beaucoup de son.
La conversation continue. Sur les rapports entre le cinéma et la littérature. Sur Shoah, dont Godard n’est pas enthousiaste. Sur Sartre, qu’il défend contre Duras, qui définit son parcours comme » une énorme carrière de nullité « . Sur la musique : elle aimerait qu’il porte à l’écran le Sacre du printemps ou Noces de Stravinsky.
Peu à peu, l’humour aidant, Jean-Luc relève la tête. Et on est content pour lui. Il retrouve son souffle, ses formules, son art de l’esquive. On ne comprend pas tout, ce serait trop simple, mais, comme toujours, c’est drôle, stimulant, injuste, profond. De son côté, Marguerite se fait moins rude, moins impérieuse. Au lieu d’interroger, elle parle, suggère, cherche. Un vrai dialogue se noue, un peu décousu quelquefois, passionnant le plus souvent. Lui, homme d’images fasciné par le livre ; elle, femme de lettres attirée par le cinéma. » Littérature et cinéma, dit-il, c’est l’envers et l’endroit. » Il ajoute, énigmatique : » Le cinéma commence par le temps retrouvé, la littérature commence par le temps perdu.